« Chaque fois qu’à la place de prolétariat, je lis « peuple », je me demande quel mauvais coup on prépare contre le prolétariat » Karl Marx
La Révolution française est assurément l’une des périodes historiques les plus mal traitées au cinéma, voire maltraitée quand on songe au Danton de Wajda, ou à la mise en scène lourde et pompeuse du film de Robert Enrico et Richard Heffron sortie l’année du bicentenaire (1). Dans ces deux longs métrages, comme dans tant d’autres (2), les ouvriers et les paysans, sujets incontournables du processus révolutionnaire, brillent par leur quasi-absence, au profit de leaders révolutionnaires bourgeois crevant l’écran.
L’intention de Pierre Schoeller avec Un peuple et son roi, sorti en salle le 26 septembre 2018, semblerait tout autre, puisqu’il a choisi de mettre en scène, outre des figures connues telles que Robespierre, Saint-Just ou Marat, des ouvriers et des artisans parisiens engagés dans la Révolution. Le film couvre la période de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789, à l’exécution de Louis XVI, le 21 janvier 1793, et l’action se déroule essentiellement à Paris.
Le choix du titre, d’abord, est loin d’être anodin et prête déjà le flanc à une première critique, en une période où l’on parle beaucoup de «peuple » et rarement de classes, et où les histoires populaires font florès. Le terme flou de « peuple » ne permet nullement de définir les catégories d’un mode de production. Certains objecteront que celles-ci étaient inexistantes à la veille de la Révolution française, tel est le propos d’Eric Hazan, dont l’ouvrage (3) a servi de référence à Schoeller. Or, en 1789, le mode de production capitaliste s’est déjà suffisamment répandu en France pour qu’il bouleverse et fragilise les conditions d’existence de millions de paysans. Aussi, le développement manufacturier et les concentrations industrielles génèrent des centaines de milliers de travailleurs salariés. Ces transformations de l’économie et des formes de travail engendrent une prolétarisation. A une classe bourgeoise, constituée en bonne partie, s’opposera bientôt au cours du processus révolutionnaire un prolétariat en formation, dont les luttes pour les subsistances, de meilleurs salaires et pour un « programme » revendiquant l’égalité des jouissances constitueront les premières expériences d’un mouvement prolétarien appelé à grandir au siècle suivant.
D’autre part, parler de « peuple » permet d’évincer toute analyse historique en termes de classes, mais aussi de promouvoir l’interclassisme qui irrigue tout le film de Schoeller. Ce dernier montre que les salariés, les petits patrons et des représentants de la moyenne bourgeoisie situés à gauche, tels que Saint-Just, Marat, Robespierre et Danton, partageraient les mêmes intérêts, face à une minorité de nobles et de bourgeois agrippés à leurs privilèges. De nombreuses luttes durant la période revêtirent un caractère interclassiste, du fait déjà que les basses couches de la bourgeoisie, artisans et petits commerçants, voyaient leur quotidien fragilisé par la hausse des prix, dans une moindre mesure que celui des travailleurs salariés. Il n’est pas étonnant, ainsi, que le mouvement sans-culottes, dont l’une des revendications phares portait sur la taxation des denrées de première nécessité, soit composé de salariés et de petits travailleurs indépendants. Par ailleurs, il est évident qu’il ne pouvait se constituer, en l’absence d’une concentration de la main d’œuvre salariée sur de nombreux grands centres de production, un prolétariat autonome agissant pour ses propres intérêts. Il n’empêche que ce schéma interclassiste de luttes commença à vaciller à partir de 1793, à la faveur de grèves de salariés réclamant essentiellement de meilleurs salaires pour compenser la hausse des prix, et des tergiversations, voire l’immobilisme, des dirigeants montagnards face aux revendications d’ordre matérielle des prolétaires. Ces derniers arrachèrent aux premiers des mesures sociales permettant qu’ils ne crèvent pas de faim, puis finirent par comprendre, surtout avec la Terreur qui les déposséda de toute expression politique autonome, réprima les grèves et instaura en certains endroits le travail obligatoire, la nature de classe bourgeoise de la République montagnarde.
Actuellement, la notion de « peuple » domine largement l’historiographie de la période révolutionnaire au détriment des classes et de l’analyse marxienne ; en cela le film de Schoeller se situe complètement dans cette lignée. La crise des subsistances et plus largement la crise économique qui a servi de puissant détonateur au déclenchement de la Révolution n’est seulement abordée que dans la séquence de la marche des femmes sur Versailles, en octobre 1789. Sinon, la question sociale, notamment les émeutes et les grèves, permettant au processus révolutionnaire de franchir le saut qualitatif tant redouté par une large partie de la bourgeoisie, est absente. Le social est largement réduit au tableau sociologique restituant la vie des ouvriers, et surtout du petit artisanat du faubourg Saint-Antoine. Braquer les projecteurs sur l’atelier d’un artisan verrier, avec les scènes n’en finissant pas sur son savoir-faire et son amour du travail bien fait, laisse échapper la vision idyllique de Schoeller sur l’artisanat de la fin du XVIIIe siècle et laisse poindre un brin de nostalgie pour ce mode de production aujourd’hui révolu. Ainsi, cet aspect du film flirte avec l’anticapitalisme bon teint actuel qui, sans nullement vouloir abolir la valeur, le salariat et la propriété privée des moyens de production, postule, tant à gauche qu’à l’extrême droite, un avenir radieux en proposant de revenir à des formes d’économie précapitalistes, ou du moins au stade où le capitalisme n’avait pas encore atteint la forme et l’expansion qu’il connaîtra au cours de la révolution industrielle. De plus, bien que la production artisanale se maintienne encore assez bien durant la Révolution, Schoeller oublie, ou ignore peut-être, qu’il est de plus en plus difficile pour de nombreux salariés de ce secteur d’espérer un jour devenir détenteurs de leur propre moyen de production. A cela s’ajoute l’attaque contre les métiers de l’artisanat, que constituent les lois d’Allarde et Le Chapelier, promulguées en 1791 : suppression des corporations, interdiction des grèves et de toute solidarité ouvrière en frappant d’illégalité les organisations de secours mutuels. Ces lois correspondent à la riposte de la bourgeoisie face à la vague de grèves survenue au printemps 1791 dans la capitale, et plus largement à la nécessité pour cette classe d’abolir toute entrave au développement des forces productives.
Les rapports de classe, durant le film, sont quelquefois abordés à travers l’arrogance et le mépris qu’expriment des députés bourgeois pour « ces gens de peu », notamment au moment où les femmes arrivent à Versailles, en octobre 1789. Le film pointe à juste titre le discours de Barnave se posant en défenseur de la propriété, des intérêts de la bourgeoisie et implorant l’arrêt de la Révolution, au moment où l’agitation des travailleurs s’accroît. Or, c’est bien peu lorsqu’on sait que les conflits de classe n’avaient de cesse dans les centres urbains et les campagnes. D’ailleurs, Schoeller ne dit rien sur la Révolution en province, sur la guerre des châteaux, véritable guerre de classe que menèrent les paysans contre la noblesse, en vue de liquider les derniers vestiges du mode d’exploitation féodal ; rien non plus sur les émeutes et les rassemblements réunissant, en 1792, jusqu’à plusieurs milliers d’ouvriers et de paysans parcourant les campagnes du bassin parisien dans un grand élan de taxation des denrées de première nécessité. Le choix de montrer essentiellement la Révolution à Paris n’est pas en soi critiquable, la capitale fut un haut lieu de la lutte révolutionnaire, et condenser trois années et demie de cette période où tout s’accélère en deux heures de film n’est pas aisé ; en effet, il faut faire des choix. Mais les travailleurs parisiens n’étaient pas ignorants des luttes qui se déroulaient dans d’autres régions, celles-ci pouvaient faire l’objet de discussions, de débats, or cela n’est pas restitué dans le film. Au lieu de cela, on assiste à quelques scènes où le petit groupe de protagonistes, des travailleurs pour l’essentiel, s’entretiennent très largement des débats et des lois votées à l’Assemblée nationale, un élément qui montre comment la question politique domine le propos du film, nous y reviendrons. Ainsi, le niveau de débat et de discussion montré à l’écran est en deçà de celui que peuvent avoir des travailleurs dans un moment aussi intense que l’est une révolution.
Alors qu’un peu partout en France les travailleurs manifestent de plus en plus clairement leur capacité à s’organiser et à agir de façon autonome, faisant même céder les autorités locales en certains endroits sur larevendication de la taxation des denrées de première nécessité, Schoeller nous montre des travailleurs parisiens sagement assis dans les tribunes de l’Assemblée nationale à écouter les discours teintés de bons sentiments de quelques bourgeois « amis du peuple ». Il faut attendre les grandes journées révolutionnaires pour qu’enfin nous puissions les voir agir ! Leur action, dans le film, se résume en effet à celles-ci : la prise de la Bastille, la marche des femmes sur Versailles, le rassemblement et le massacre du Champ-de-Mars en juillet 1791 et l’insurrection du 10 août 1792. Ce choix, comme autant de clichés sortis tout droit de manuels scolaires, manque vraiment d’originalité : nombre de films sur la Révolution française ont déjà suffisamment ressassé ces grandes journées révolutionnaires. De plus, les scènes, détachées les unes des autres, manquent de ce fil directeur précieux que constitue un récit historique cohérent, et rendent encore plus malaisée la compréhension de la Révolution pour ceux qui n’auraient pas suffisamment de connaissances sur la période.
La motivation de Schoeller, on l’a compris, est bien éloignée de la lutte des classes, quasi inexistante, sauf lorsqu’il nous montre des bourgeois qui, imbus de leurs intérêts, entendent fermement reléguer les travailleurs à la passivité la plus totale. Pour cela, ils n’hésitent pas à envoyer la garde nationale pour les massacrer lors du rassemblement du Champ-de-Mars. Ce qui intéresse essentiellement Schoeller ce sont la politique et le pouvoir. Ainsi, il se focalise particulièrement sur la relation entre le roi et le peuple ; selon lui la Révolution est « l’événement fondateur d’une question qui travaille [s]es autres films : notre rapport à la citoyenneté et à la politique aujourd’hui ». Et il ajoute : « C’était de faire un film sur les émotions politiques, sur la manière dont les protagonistes de cette histoire, le roi, l’Assemblée et particulièrement le peuple, pensaient et vivaient l’événement. » (4)
On n’a pas attendu Un peuple et son roi pour que la Révolution française soit ramenée à son unique enjeu politique. Déjà, Furet et le courant « révisionniste » s’y étaient attelés dans l’objectif de pulvériser l’interprétation socio-économique, et plus particulièrement l’analyse marxiste, qui, dans le contexte d’offensive sociale et idéologique du capital depuis les années 1980, n’a pas survécu ; et ce dans l’ensemble des recherches et travaux en sciences humaines et sociales. La vague révisionniste qui domina les débats lors du bicentenaire s’est depuis quasiment éteinte, et n’a pas entre-temps fait l’objet d’une réponse ferme de la part des historiens de gauche qui avaient contribué à une lecture sociale inspirée de l’analyse de classes de la Révolution française. Par la suite, une nouvelle génération d’historiens, plutôt à gauche, plus ou moins épris de jacobinisme, s’est largement focalisée, depuis le début du siècle, sur la question politique et l’accès à la citoyenneté des catégories comprenant le salariat et les petits travailleurs indépendants. Le social est encore abordé, mais la dénomination de « peuple » brouille la compréhension d’une telle séquence historique, qui eut comme principal déclencheur les conflits de classe, et qui fut tout au long de son processus marquée par des luttes de classe constamment en procès. Cette historiographie actuelle abandonne également l’interprétation de la Révolution française comme révolution bourgeoise. Ce choix délibéré dans le traitement historique reflète l’idéologie de classe d’une bourgeoisie intellectuelle à la gauche du capital, qui se gargarise de cette abstraction qu’est la citoyenneté et se targue d’aimer le « peuple ». Lefilm de Schoeller déverse une énième fois cette idéologie éculée, mais qui fait recette dans les salles de cinéma et ailleurs.
Il ne s’agit pas de balayer d’un revers de main les aspirations des travailleurs, durant la Révolution, aux droits politiques, or ceux-ci étaient étroitement liés à la conquête de droits sociaux, et même à l’égalitarisme, en vue d’accéder à de meilleures conditions d’existence. La revendication d’une république démocratique s’alimentait d’un puissant ferment social en 1791 et 1792 ; or Schoeller écarte largement ce dernier, séparation qui ne pouvait exister dans l’esprit et les pratiques des ouvriers et des paysans. De plus, la façon dont est abordée la question de la démocratie est réduite ici à celles du suffrage universel, de l’entrée de tous les hommes dans la garde nationale, et de la présence des travailleurs aux séances de l’Assemblée nationale. Bien qu’ils puissent protester depuis les tribunes, invectiver tel ou tel député, cela ne fait guère illusion quant à leurs moyens de contrôle sur les élus. Des révolutionnaires imaginèrent à cette fin des moyens plus radicaux, tels que la révocabilité des élus. La démocratie directe constituait une des grandes revendications du mouvement sans-culotte, ce qui montre que les travailleurs n’entendaient pas se laisser aussi bien représenter et endormir par des professionnels de la politique, et qu’ils désiraient prendre leur vie en main.
D’ailleurs la question de la représentation du « peuple » occupe une large place dans le film, et sa résonance avec la période actuelle n’est pas innocente. Car, derrière son contenu manifeste, que cherche-t-il à nous refourguer, à l’heure où la crise de la représentation dans les sociétés démocratiques se traduit par des taux d’abstention records ? Les vieilles fables citoyennes usées jusqu’à la corde consistant à nous faire croire qu’une meilleure participation politique, à l’échelle nationale et locale, permettrait de reprendre le contrôle sur nos vies. Il n’y a que les petite et moyenne bourgeoisies pour y croire encore. La citoyenneté, c’est la consécration de l’homme abstrait, notion en totale adéquation avec l’abstraction qu’est la valeur d’échange. Le citoyen se réduit à l’homme séparé de lui-même et des autres humains dans un monde où, de façon générale, la séparation atteint des sommets jamais égalés ; et la politique, telle qu’elle s’est constituée au cours de la Révolution française par et pour la bourgeoisie, avec ses spécialistes, acte cette séparation, celle-ci ne devant se parachever que plus tard. Réduire les luttes au politique comme le fait Schoeller, et la gauche du capital avec ses initiatives telles que Nuit Debout, consiste à ramener les luttes dont les causes s’ancrent dans la réalité matérielle et dans la conscience de ce réel, à de l’abstrait. Leur but est d’étouffer les colères suscitées par des conditions d’existence insupportables, de casser toute velléité de révolte de la part des exploités pour mieux les encadrer. Ainsi, le citoyen a remplacé le « prolétaire », exit la lutte des classes.
La bourgeoisie n’en finit plus depuis plus de deux siècles de se vautrer dans l’abstraction, et enjoint les prolétaires à communier avec elle dans ses grandes messes citoyennes, alors que ceux-ci sont de plus en plus nombreux à se détourner des élections et de la politique telles que les conçoit la classe du capital. La désertion de la participation électorale n’est pas nouvelle : déjà en septembre 1792, la première élection au suffrage universel, pour désigner les députés à la Convention, n’avait mobilisé qu’à peine 12 % des électeurs. Parmi les abstentionnistes, de nombreux paysans avaient compris le caractère abstrait d’une telle participation. Conscients que les questions nationales leur échappaient, ils étaient davantage préoccupés par des problématiques matérielles, touchant à leur vie réelle, telle que la question agraire, les subsistances, l’abolition de la féodalité.
Enfin, la focale sur Louis XVI et ses rapports avec l’Assemblée et le petit groupe de révolutionnaires que nous suivons au cours du film – le « peuple » – prennent une place considérable, injustifiés par des scènes interminables à la Convention traitant des débats au sujet du sort du roi, puis du vote qui mènera celui-ci à l’échafaud. De plus, le titre du film et ce qu’il donne à voir à certains moments montrent le rapport de sujétion du « peuple » à un monarque. Et les travailleurs, tel qu’on les voit, par une certaine passivité et obéissance aux lois, passent de la sujétion au roi à celle à la bourgeoisie et à son Assemblée nationale. Dans la position quasi attentiste telle qu’elle est montrée (hormis les quelques journées révolutionnaires égrenéesdans le film), ils espéreraient surtout de meilleures lois permettant ainsi un « bon » exercice du pouvoir, « plus juste ». Les travailleurs parisiens de 1789 à 1792 n’ont pas tant consenti à l’autorité que le film le laisse entendre. Soyons clairs, nul ne formulait encore une critique du pouvoir ou de l’État ; les travailleurs étaient attentifs aux lois votées, les respectaient, sauf lorsque celles-ci allaient à l’encontre de leurs intérêts et de leurs aspirations. Ainsi, nombre d’entre eux n’ont pas hésité à enfreindre le droit de propriété, la loi sur la liberté du commerce des grains ou celle interdisant le droit de grève. Et même certains, par le biais de la pratique pétitionnaire entre autres, n’hésitaient pas à revendiquer des lois, sur le prix des subsistances par exemple, et à venir les défendre à la barre même de l’Assemblée, sans attendre qu’un beau matin quelques représentants les proposent. Et si la voie légalisteéchouait, il restait l’action directe, et elle fut récurrente en ces temps révolutionnaires ! Les travailleurs ont exercé, de 1792 à 1794, période durant laquelle ils occupèrent une place essentielle dans le processus révolutionnaire, une pression constante sur les autorités locales et nationales. Toutes les mesures, lois portant sur la question sociale, jusqu’à l’abolition même de l’esclavage dans les colonies, ont été l’œuvre des travailleurs. Contraints, les bourgeois n’ont fait que légiférer, y compris et surtout les Montagnards, grands ancêtres de la gauche du capital.
Un autre élément présent dans le film pose question : la foi et les pratiques religieuses sont curieusement sur-représentées dans la sociologie, pas la meilleure qui soit, que nous livre Schoeller de la vie des travailleurs. La religion catholique était encore très présente à l’époque, mais la sécularisation avant la Révolution commençait à gagner du terrain, surtout dans les grands centres urbains. Des travailleurs et des bourgeois se détachaient plus ou moins, voire abandonnaient, leur foi et leurs pratiques, sous les effetsde la diffusion des idées des Lumières, de l’expansion des rapports de production capitalistes et du salariat. Le traitement de la religion est, dans le film, mise en lien avec la personne du roi, qui sous l’Ancien Régime était considéré comme détenant son pouvoir de Dieu. Ainsi, lors du retour de Varennes, on voit l’un des personnages, Basile, un paysan pauvre, s’agenouiller devant le monarque qui le bénit, et le jeune homme s’en montre plutôt fier. Que veut nous dire le réalisateur à travers cette scène, sans oublier les autres ayant trait au religieux? Louis XVI était pieux, c’est un fait. Mais les manifestations de ferveur et les pratiques religieuses sont montrées seulement parmi des ouvriers, jamais chez les bourgeois. Serait-ce un signe des temps actuels où une gauche théo-compatible nous rebat les oreilles sur l’islam comme religion des opprimés ? Un parallèle serait ainsi fait avec les prolos du faubourg Saint-Antoine : certains avaient la foi, mais quand même ils étaient révolutionnaires ! Ces démonstrations répétées sont douteuses, bien qu’il faille évidemment écarter toute idéalisation des prolétaires, ceux d’hier comme ceux d’aujourd’hui ne sont pas exempts de contradictions.
On retrouve un autre signe des temps dans l’intertitre qui introduit la scène de la journée du 10 août 1792 : « L’insurrection qui vient », référence au fameux livre du Comité invisible. Le film va au-delà de la simple référence au mouvement dit appelliste. En effet, il met en scène à travers ces petits artisans et prolétaires du faubourg Saint-Antoine une bande affinitaire vivant dans la même maison,
sur un mode communautaire, dans l’entre-soi, ce qui rappelle le mode de fonctionnement des militants appellistes, bien que l’entre-soi puisse hélas être commun à nombre de groupes radicaux ou se revendiquant comme tels. A quelques reprises, ces personnages sortent de leur petite bande pour assister aux séances de l’Assemblée nationale, participer aux «grandes journées révolutionnaires », puis rencontrent Basile, un jeune délinquant en fuite, la figure du lumpenprolétaire qui fait tant rêver certains « radicaux », et deux militants des Cordeliers, dans un café. Au niveau du traitement scénaristique et historique, c’est léger. On peut cependant retenir qu’il est intéressant de montrer un personnage tel que Basile, qui dans sa fuite arrive à Paris et va se politiser en prenant part à la lutte révolutionnaire. Mais, au-delà de la sympathie de Schoeller pour la mouvance appelliste, dont la critique est nécessaire mais n’est pas ici notre propos, la focale sur un groupe quasi fermé est éloignée de la réalité sociale de l’époque. Les individus se rencontraient davantage, surtout en des moments pareils ! Aussi, un certain nombre d’ouvriers parisiens fréquentaient les Cordeliers et d’autres sociétés populaires, lieux de débats intenses et de rencontres, qui ont contribué grandement, avec les luttes sur les salaires et les subsistances, à la politisation des travailleurs.
Le film échoue, tant dans la forme que dans le fond, à traiter des enjeux essentiels de la Révolution et à rendre celle-ci compréhensible en ce qu’elle constitue un moment fondateur du mouvement révolutionnaire prolétarien. Cette analyse n’a pas pour but de le déplorer, nous ne sommes pas dupes de la période que nous traversons, où la bourgeoisie, y compris dans sa fraction la plus à gauche, mène toutes les offensives possibles pour faire oublier que les prolétaires peuvent s’organiser sans aucune médiation et mener des luttes pour de meilleurs lendemains. La Révolution française, puis d’autres révolutions qui ont suivi, le montrent très bien. Une fois encore la gauche du capital relègue le sujet révolutionnaire, le prolétariat, dans les oubliettes de l’histoire, par le biais ici de l’industrie culturelle ; car ce film, dont le budget s’élève à sept millions d’euros, est une grosse production. Mais l’impact réel de ce film au scénario mal ficelé, piteuse propagande bourgeoise qui fantasmesur le « peuple », bien sage, qui se révolte mais pas trop quand même, est somme toute bien restreint lorsque aujourd’hui des prolétaires descendent dans la rue ou investissent des ronds-points et montrent une fois encore qu’ils n’ont pas besoin de représentants pour créer un rapport de force face à la classe du capital.
Notes
(1) La Révolution française, 1989
(2) A l’exception du téléfilm 1788 de Maurice Failevic diffusé en 1978 et traitant des problématiques sociales et économiques des paysans à la veille de la Révolution française.
(3) Eric Hazan, Une Histoire de la Révolution française, La Fabrique, 2012
(4) Propos de Pierre Schoeller : Le Monde Culture, mercredi 26 septembre 2018
Sandra C.